Interview de Muriel Salmona, psychiatre experte en mémoire traumatique

 
Photo : Mary Erhardhy

Photo : Mary Erhardhy

« Quand on parle de féminicide, il ne s’agit pas d’une femme qui crée des criminels, c’est un système où un criminel crée des victimes. » Muriel Salmona

Muriel Salmona est la Présidente et fondatrice de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie (1). Elle est psychiatre, psycho-traumatologue, chercheuse et formatrice. Muriel Salmona publie régulièrement sur les violences faites aux femmes et aux enfants et intervient à ce sujet auprès de différentes instances.

1. Comment peut-on définir le féminicide ? Existent-ils plusieurs types de féminicides ?

Le féminicide est le meurtre d’une femme ou d’une fille parce qu’elle est femme ou fille. C’est vrai qu’en France, enfin, nous parlons de féminicide essentiellement par rapport à des meurtres conjugaux. 80 % d’homicides conjugaux sont commis par les hommes sur les femmes, alors que seulement 20 % le sont par les femmes sur les hommes. La  majorité de ces homicides commis par des femmes ont lieu dans le cadre des violences conjugales.

 
 

Le terme féminicide est très récent. En France on ne l’utilise que depuis 2019, alors que nous le demandions depuis longtemps.

Concernant les types de féminicides, on distingue les féminicides liés aux crimes sexuels, les féminicides liés aux crimes d’honneur, et ceux liés à la dot, auxquels nous sommes très peu confronté.e.s en France. Il existe aussi les féminicides dans le cadre de la prostitution et ceux envers les filles au moment de leur naissance.

2. Quels sont les signes d'alerte qu'une victime de féminicide ou son entourage peuvent émettre ?

Les signes d’alerte sont liés à des éléments qui peuvent être évidents mais qui ne sont  parfois pas questionnés par l’entourage et les professionnel.le.s. : « Avez-vous eu peur de mourir ? Vous a-t-il menacé de mort ? Y a-t-il déjà eu des tentatives de meurtre ? ». Aujourd’hui, nous savons grâce à des enquêtes récentes que, par exemple, la strangulation est un facteur de risque majeur de passage à l’acte qui multiplie de manière très importante le risque de féminicide.

Ce risque augmente à l’occasion de violences sexuelles, de viols conjugaux, de l’annonce d’une séparation, pendant la séparation ou lors de la période post-séparation. 40 % à 50 % de féminicides sont commis au moment de la séparation.
Il y a également d’autres signes d’alerte, notamment lorsque les violences se produisent en présence des enfants ou pendant la grossesse où le niveau de violence est très élevé.

La plupart de féminicides ont lieu dans un contexte où la femme est entièrement contrôlée et surveillée. 

Nous savons que plus le niveau de violence est élevé, plus la violence se fait dans un cadre d’emprise et de contrôle. Cela représente une drogue pour l’agresseur, avec des phénomènes de dépendance.

Ce qui est très préoccupant, c’est que les médecins ne sont pas suffisamment formé.e.s ni à la compréhension de la mécanique, ni aux troubles psychotraumatiques de ces violences. Les phénomènes d’emprise que vont vivre les victimes sont bien entendu visibles à travers les signes des violences et les troubles psychotraumatiques qu’elles présentent. Plus elles ont vécu des violences, plus elles vont avoir de séquelles, plus elles vont être anesthésiées, et moins elles vont pouvoir se défendre et évaluer le danger elles-mêmes. Et pour autant, personne ne va s’en apercevoir.

Si nous leur posons la question : « Ca va ? », elles répondent : « Oui ça va, je gère ». Si nous insistons, elles peuvent dire : « Moi, il peut me tuer, ce n’est pas grave ». Ces femmes sont complètement anesthésiées par rapport à elles-mêmes.

L’un des impacts de cette violence est aussi l’interaction qu’une victime a avec la ou le professionnel.le. Le manque d’émotion des victimes suscite la panique chez sa ou son interlocuteur.rice. Cependant, les victimes peuvent parfois parler en étant tellement traumatisées que personne n’accorde d’importance à leur parole.

3. Quels sont les conséquences physiques et psychologiques d'une victime de violences ou de tentative de féminicide ? Quels types de traumatisme peuvent laisser ces violences?

Ces violences répétitives sont fréquemment associées à la peur de mourir et aux violences sexuelles. Celles-ci sont souvent utilisées pour torturer, elles font partie du système. À ce moment-là, s’installe une étape de stress post-traumatique avec des troubles psycho-traumatiques majeurs qui vont entraîner des atteintes neurologiques au niveau du cerveau. Ce mécanisme provoque des phénomènes de dissociation et d’anesthésie émotionnelle. Le cerveau se disjoint pour que la personne ne meurt pas de terreur et de stress.

Ensuite, la mémoire physico-traumatique fait que la victime revit mentalement les paroles de l’agresseur, « Tu ne vaux rien, tu ne mérites pas de vivre, tu es moche, c’est de ta faute ». Les phrases reviennent continuellement quand elle est seule et elle se retrouve dans un état de dissociation totale. Les victimes peuvent commettre des tentatives de suicide, avoir des troubles alimentaires et des conduites addictives dans le but de se déconnecter de la réalité.

Si enfin elle peut être protégée, tous les mécanismes de dissociation s’arrêtent. Elle va dans ce cas revivre les pires moments, avoir des crises de panique, penser qu’elle ne peut pas vivre sans lui et potentiellement retourner vers son agresseur pour s’anesthésier. Elle peut identifier cela comme de l’amour mais c’est en fait un phénomène dû à la terreur et aux traumatismes.

Cette connaissance des mécanismes est importante pour comprendre toutes les conséquences sur la santé mentale et physique, au niveau endocrinien, pulmonaire et digestif. Pour cela, si une personne va fréquemment chez le médecin, il ou elle doit lui poser la question suivante : « Avez-vous subi des violences ? ».

Un des facteurs importants des violences conjugales est d’avoir subi des violences auparavant, particulièrement dans l’enfance. C’est souvent les mêmes victimes qui ont subi des violences physiques et sexuelles dans l’enfance qui vont à nouveau être ciblées par des hommes violents et subir des violences conjugales. On sait que ce facteur multiplie par 16 chez les femmes le risque de subir des violences conjugales et par 14 chez les hommes le risque de les commettre. C’est une manière de gérer de façon dominante son trauma. Si les enfants étaient plus protégés, on éviterait ces conséquences-là.

Si la justice intervient, si on punit l’homme violent dès le premier signe, on diminue le risque de passage à l’acte mortel. La violence est une drogue. Un homme qui a été violent est traumatisé par sa propre violence et va développer une mémoire traumatique. En voyant la victime, il revit la violence et repasse à l’acte, faisant empirer la situation.

4. Êtes-vous favorable à l’introduction du terme féminicide dans le Code pénal français ? Si oui, quelle est l’importance de la reconnaissance juridique de ce terme ?

La reconnaissance du terme féminicide a une importance symbolique essentielle qui est de reconnaître qu’il s’agit d’une violence systémique, d’un problème de société identifié comme tel. Ce n’est pas une simple délinquance criminelle. Cette reconnaissance permet de pouvoir identifier les facteurs de risque très importants pour les femmes en général et de pouvoir ainsi les protéger très concrètement.

Reconnaître le féminicide permettra de l’étudier plus précisément et de lutter plus efficacement contre. Les professionnel.le.s pourront être formé.e.s plus spécifiquement, une juridiction spécifique pourra être créée et la prise en charge juridique et policière des victimes pourra être beaucoup plus ciblée et organisée. C’est un début de solution à un problème et à une réalité qui reposent sur une discrimination gravissime. Cette reconnaissance montrerait que ce n’est pas un simple crime. Cela obligerait à pointer du doigt la gravité des discriminations sexistes qui ont des conséquences qui mènent jusqu’à la mort.

5. Pourquoi est-il important que la société connaisse et s'approprie le terme féminicide ?

C’est une lutte contre les stéréotypes sexistes. Un changement est déjà en train de s'opérer, les journalistes aujourd’hui emploient le terme féminicide alors qu’auparavant elles ou ils parlaient de « drame conjugal », ce qui sous-entendait que l’agresseur et la victime étaient au même niveau.

Avec le terme féminicide, ce n’est pas une femme qui va créer un criminel, on va arrêter de dire que c’était une femme qui n’a pas fait ce qu’il fallait. C’est un système où un criminel va créer une victime. On inverse complètement la problématique en mettant moins le focus sur les femmes, et plus sur les hommes qui adhèrent à un système de domination.


A consulter : « Féminicides par (ex-)conjoint ou (ex-)partenaire intime : des questions indispensables à poser pour évaluer le danger »  par Muriel Salmona

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Propos recueillis par Paola Andrea Ariza Serna