Interview de Ruth Montenegro, membre du collectif Vivas Nos Queremos, lauréat du Prix Simone Veil 2020 (1/3)

“Avec trois de mes amours, Nina, Rafael et Valentina, toujours présente, à la marche des fiertés LGBTQI+.”/ Photo : Tania Macera, Juin 2019

“Avec trois de mes amours, Nina, Rafael et Valentina, toujours présente, à la marche des fiertés LGBTQI+.”/ Photo : Tania Macera, Juin 2019

Vivas Nos Queremos est un collectif féministe équatorien, créé en 2016, qui lutte contre toutes les formes de violences faites aux femmes et aux filles et contre l’impunité. Rencontre avec Ruth Montenegro, membre du collectif.

1. Pouvez-vous vous présenter ?

Je m’appelle Ruth Montenegro. Je suis une femme équatorienne, d’origine montubio (Ndlr : peuple paysan de la côte équatorienne), survivante de violences sexuelles et mère de  Valentina Cosíos, flûtiste, victime de féminicide en 2016 à l'âge de 11 ans, au sein de l’établissement scolaire Global del Ecuador (actuel Atlantis del Valle), dans lequel elle était en septième année d’enseignement élémentaire.
Je suis chanteuse de musique populaire et compositrice, créatrice du projet musical “Mujer canto y memoria” (Femme chant et mémoire) qui cherche, à travers l’art, à sensibiliser et faire prendre conscience des violences et discriminations que nous vivons en tant que femmes, ainsi qu’à créer, par l’esthétique, un nouvel imaginaire de la femme et de toutes les relations humaines. Je suis une activiste féministe défenseuse des droits des femmes et des filles, membre du collectif “Vivas Nos Queremosqui lutte pour l'éradication de toute forme de violence envers les femmes, de la plus subtile à la plus brutale comme le féminicide, et contre l’impunité.

 
 

2. Qu’est ce que le collectif “Vivas Nos Queremos” ?

C’est une organisation de la société civile de l'Équateur autogérée. Elle émerge en 2016, à partir du rassemblement de familles de femmes et de filles victimes de féminicide ou survivantes de violences et de dissidences sexuelles, intégrées à la plateforme “Justice pour Vanessa”. Cette plateforme a été créée en 2013, par Rosita Ortega, pour exiger que justice soit faite face à l’impunité du féminicide de Vanessa Landinez Ortega dans la ville d'Ambato, devenu depuis une référence dans la lutte et l’accompagnement d’autres femmes. Parmi elles, Slendy Cifuentes et Mayra Tirira, la soeur et la cousine de Johana Cifuentes Rubio, une jeune de 19 ans assassinée en 2006, qui me soutiennent depuis le féminicide de ma fille, Valentina.Ainsi, avec elles et d’autres activistes, indignées face à l'inefficacité et la corruption de notre l’État et l'indifférence de la société, nous avons décidé d’organiser la première marche nationale contre le féminicide le 25 novembre, à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes. Nous avons accueilli le cri né en Argentine et qui a parcouru le monde entier : “Ni una menos, Vivas nos queremos” (Ndlr : “Pas une de moins. Nous voulons toutes rester vivantes”). Des collectifs féministes de femmes et d’autres personnes qui sont contre les violences machistes ont également rejoint cette initiative.

3. Quels sont les combats principaux du collectif, quels types d’actions menez-vous et où ?

Nos axes de lutte sont centrés sur le combat contre l’impunité en ce qui concerne :

  • La violence, et en particulier le féminicide. Non pas uniquement comme l’assassinat d’une femme pour le fait d’être femme, ce qui est généralement la pointe de l’iceberg d’une série systématique de violences, mais comme tout acte qui nous menace dans la réalisation d’une vie digne : en nous privant de ressources, d’opportunités, d’accès à la justice, en pénalisant nos choix libres et autonomes sur nos propres corps et nos vies, en spoliant nos territoires par l’extractivisme, par les  écarts de salaires qui nous condamnent à la misère et par la responsabilité de l’État devant ces faits par son omission, son inertie, son silence, sa complicité et sa passivité pour prévenir et éradiquer ces délits. Le féminicide d’État.

  • La violence sexuelle sous toutes ses formes : du harcèlement de rue, au travail, à l’église, à l’école, dans nos familles, jusqu’à l’agression sexuelle, le viol et l’inceste, ainsi que les grossesses forcées qui résultent de ces agressions. Nous affirmons : “Nos corps ne sont pas à toucher. Nos corps ne sont pas à violer. Nos corps ne sont pas à tuer”.

  • La dépénalisation et la légalisation de l’avortement quelles que soient les circonstances. Au nom de notre droit de choisir. Actuellement, ce combat est centré sur la dépénalisation de l’avortement pour cause de viol, qui fait l’objet de débats  dans le cadre des réformes du code organique intégral pénal à l’Assemblée, et en cas de non-conformité à l’application des deux motifs déjà existants : en cas de menace pour la santé ou la vie de la femme et en cas de viol d’une femme en situation de handicap mental.

Nous vivons dans une société où, dès notre naissance, nous sommes perdantes du fait d'être femme et nous vivons dans la peur de ne pas accomplir, de ne pas remplir les attentes qui nous ont été assignées.


Les actions que nous menons sont multiples :

  • Défendre juridiquement les femmes et les filles survivantes de violences sexuelles et les femmes criminalisées pour avortement, grâce aux actions de collègues avocates féministes de l'organisation Surkuna (Ndlr : collectif féministe pour la protection des droits sexuels et reproductifs des femmes et des filles).

  • Investir l’espace public à travers des marches et des manifestations.

  • Mener des campagnes de sensibilisation aux violences que nous subissons en tant que femmes pour susciter une remise en question et un éveil social. Par exemple : #NoCallamosMas (#NousNeNousTaironsPlus) et #MiPrimerAcoso (#MonPremierHarcèlement), lancée sur Facebook en 2017 et conçue comme un espace de confiance pour les femmes où sont publiés les témoignages des victimes de violences et de harcèlement. Mais encore, “Tu me manques mamá” centrée sur la situation des filles et des fils des femmes victimes de féminicide qui ont été abandonné.e.s sans réponse ou suivi de la part de l’État. Et, “Secrets familiaux” qui dénonce et expose l’inceste. Dans notre milieu, c’est un secret de Polichinelle dont personne ne veut parler parce qu’il met à nu une vérité et remet en question une institution sociale idéalisée et considérée comme intouchable : la famille.

  • Promouvoir des protocoles et des voies d’accompagnement à travers les réseaux sociaux. Ainsi que, des actions coordonnées avec celles et ceux qui décident de dénoncer les violences à la première personne en témoignant (nous ne négligeons jamais leur consentement) pour visibiliser des cas de violences sexuelles ou de féminicide.

4. Pourquoi ces combats sont-ils particulièrement importants en Équateur et en Amérique du sud ?

L’Équateur est le deuxième pays d’Amérique Latine pour nombre de grossesses précoces chez les filles de âgées de 10 à 14 ans. 80 % de ces cas se produisent dans le cadre familial… l’inceste. 2 700 filles accouchent chaque année des suites des violences sexuelles qu’elles ont subies. Le fils frère, le fils neveu, le fils oncle, c’est une réalité normalisée par notre société.

Les filles qui vivent ces outrages, qui dans bien des cas ne finissent même pas l'école, voient leur rire, leur vie, leurs rêves, leurs illusions se briser. La plupart d’entre elles sont pauvres, tenues pour responsable par leur famille, virées de leur maison et livrées à leur sort. Dans d’autres cas, elles sont enfermées, réduites au silence, invisibilisées pour protéger “le nom de la famille”. Ou alors, par incompréhension de ce qu’est l’amour ou le pardon, elles sont forcées à garder le “secret familial” qui les laisse vulnérables à de nouvelles agressions et de nouvelles grossesses. Cela, face à un État indolent qui les condamne à la torture d'une maternité forcée, sans garantie d’une vie digne pour les filles-mères et les enfants qui naissent.

En 2016, dans tout le pays, des milliers de personnes se sont rassemblées, sous le slogan “Ni una menos, Vivas nos queremos”, pour une marche nationale contre les féminicides et l’impunité.


Pour ce qui est des féminicides, dans mon pays, toutes les 73 heures une femme meurt du fait d'être une femme.
Seuls 12 % de ces cas sont dénoncés et 4 % d’entre eux sont condamnés. Ainsi, les niveaux actuels d’IMPUNITÉ se transforment en de nouveaux actes de la même horreur répétée dans la vie d’autres femmes et adolescentes.

Nous vivons dans une société où, dès notre naissance, nous sommes perdantes du fait d'être femme et nous vivons dans la peur de ne pas accomplir, de ne pas remplir les attentes qui nous ont été assignées. Il n’existe pas de justice, de respect de notre dignité en tant qu’être humain, il n’existe pas d’égalité réelle. Nous sommes discriminées par notre genre, notre ethnie, notre âge, notre orientation sexuelle et notre condition sociale.

5. Quelles ont été les principales victoires du collectif ?

La principale victoire a été l’éveil social, la reconnaissance de l’existence d’un problème qui porte atteinte à la vie des femmes et nous y parvenons par l’éducation et la sensibilisation. Avant le collectif, l’idée générale était que les femmes vivaient dans des conditions d’égalité parce que nous pouvions quitter nos maisons pour aller travailler. Mais la hausse du coût de la vie et la précarisation des femmes n’étaient pas prises en compte. La disparité salariale entre femmes et hommes, atteint les 24 % en Équateur, en plus de la double journée de travail que nous devons faire à la maison, car les tâches liées au soin sont encore considérées comme exclusivement réservées aux femmes.   

Nous avons aussi réactivé la lutte populaire, démobilisée après ladite “révolution citoyenne” qui, en réalité, a dénué de sens nos slogans et revendications. En 2016, dans tout le pays, des milliers de personnes se sont rassemblées, sous le slogan “Ni una menos, Vivas nos queremos”, pour une marche nationale contre les féminicides et l’impunité. Nous étions des milliers, à retourner dans la rue, pour reprendre l’espace public qui, de droit, nous appartient.

Questions par Carlotta Gradin
Traduction par Paola Serna et Carlotta Gradin, avec Lauren Stephan