Interview de Ruth Montenegro : ”Il faut protéger les droits conquis et s’unir contre les forces qui limitent les droits des femmes” (2/3)
La première marche nationale contre les féminicides et l’impunité en 2016.
6. Nous sommes actuellement 25 ans après la conférence de Beijing. Quel bilan tirez-vous de ces années en matière d’avancement pour les droits des femmes et des filles ?
Pékin était une déclaration de principe politique, la plus progressiste que nous ayons eue jusqu'à présent en matière de défense des droits humains des femmes et des filles. Cette conférence a permis un diagnostic et la création d'un plan d'action qui a ouvert la voie à de nouveaux horizons, en promouvant au cours des dernières décennies des changements selon les pays. Pour certains, via des réglementations juridiques et pour d’autres, via l'action politique, sur les questions de parité et la réduction de l'écart entre les sexes dans l'éducation grâce à l'engagement assumé des États signataires. Cependant, les progrès ont été lents en raison de la montée des groupes anti-droits, des fondamentalistes religieux qui sont de plus en plus présents et coordonnés dans les politiques locales et nationales et dont l'objectif est d'articuler un cadre législatif régional. Leur incursion est une attaque contre la vie et la santé des filles, des adolescent.e.s et des femmes, les droits des enfants, la liberté de religion et les droits des personnes LGBTQI+. Pour eux, "le genre est le nouveau diable". Leurs intérêts religieux et politiques très puissants cherchent à affaiblir la portée du droit international en ciblant les organes qui contrôlent les traités et conventions tels que la Convention américaine des droits humains ou la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Ce sont, selon eux, "des comités d'experts dont les recommandations n'ont pas à être prises en compte par les États lorsqu'elles contreviennent à leur droit interne". Ils promeuvent un discours nationaliste qui propose que les organismes internationaux agissent au-dessus des États, des constitutions et des lois nationales.
Face à cela, il faut revendiquer la lutte féministe et LGBTQI+ qui a combattu de pied ferme pour freiner ces avancées.
Ces groupes ultra conservateurs sont composés de chrétiens évangéliques et d’acteurs politiques. Parmi leurs membres, nous y trouvons des législateur.ice.s ou des pasteurs notamment dans des pays comme l'Argentine, la Bolivie, la Colombie, le Costa Rica, le Pérou, le Guatemala, le Paraguay et l'Uruguay. Ils ont conduit une politique anti-droits avec des campagnes telles que "Ne vous mêlez pas de mes enfants" ou "Moins d'État, plus de famille" dont les discours cooptent et manipulent le langage des droits qu'ils ont historiquement rejetés, mais qui touchent l’opinion publique en faisant appel à la notion de famille.
Leur objectif est d'éliminer toutes les politiques étatiques en matière de genre, car derrière ce mot se cachent la reconnaissance des identités et la recherche de l'égalité, la lutte des femmes pour mettre fin à notre discrimination et à notre subordination, et les luttes des communautés LGBTQI+ pour bénéficier des mêmes droits et garanties que le reste de la population. Cette avancée fondamentaliste nous montre pourquoi, malgré le fait que des pays comme l'Équateur disposent de cadres juridiques favorables en matière d’égalité entre les sexes, tant au niveau national qu'international, nous n'avons pas fait de progrès significatifs. Cette avancée est intrinsèquement liée à la situation géopolitique, aux inégalités croissantes et aux disparités systémiques, aux conflits, au militarisme et à d'autres facteurs politiques, sociaux et économiques. Face à cela, il faut revendiquer la lutte féministe et LGBTQI+ qui a combattu de pied ferme pour freiner ces avancées.
“Il n'y aura pas d'égalité dans le système actuel tant que notre travail invisible continuera à devoir l'être pour soutenir l'économie de la population mondiale.”
Les lois ne se sont pas traduites par une plus grande égalité et justice car il y a une INÉGALITÉ dans toutes ses expressions, y compris de genre, et cela ralentit le développement en raison de la RÉPARTITION INJUSTE DE LA RICHESSE : 1 % de la population mondiale monopolise les ressources de 3,7 milliards de personnes en situation de pauvreté. Quelques un.e.s ont tout et veulent en avoir plus. Un milliard d'êtres humains se couchent chaque jour le ventre vide à cause de l'avidité de quelques-un.e.s et maintenant, avec la crise provoquée par le COVID-19, ce sont les “invisibles” qui sont mort.e.s pour la plupart et qui gonflent les longues files de chômeur.se.s. Les plans et programmes d'ajustement structurel frappent directement les plus vulnérables, provoquant la perte de droits du travail et de droits sociaux.
Il n'y aura pas de travail décent pour nous, les femmes, tant qu'il n'y aura pas de travail pour les hommes. Il n'y aura pas de sécurité sociale, d'investissement dans la santé, l'éducation, la mise en œuvre de la loi sur l'égalité des sexes tant que les ressources existantes seront utilisées pour rembourser les créancier.e.s d'une dette dont nous n'avons vu aucun bénéfice. Nos gouvernements, en complicité avec le Fonds Monétaire International, la Banque mondiale, la Banque interaméricaine de développement, préparent des paquets économiques pour nos peuples alors que les banquiers et les hommes d'affaires sont soutenus par des subventions qui se chiffrent en millions.
Il n'y aura aucun respect de notre diversité tant que nos territoires seront concédés, pendant des décennies et des décennies, aux sociétés transnationales.
Il n'y aura pas d'égalité dans le système actuel tant que notre travail invisible continuera à devoir l'être pour soutenir l'économie de la population mondiale. Reprenant quelques vers de María Elena Walsh : "J’enfile les gants blancs et la redingote ministérielle et je vais signer des décrets pour que rien ne change. D’abord, je créé les pauvres et les malades. Puis, j’offre un hôpital”. La raison pour laquelle nous ne pouvons pas atteindre l'égalité et vaincre la violence dans les relations humaines est que nous vivons dans un système basé sur la discipline, le contrôle, la domestication et l'ordre qui garantit sa propre continuité et reproduction, où tout ce qui ne se traduit pas en rendement économique, pour celles.ceux qui contrôlent le monde, devient jetable, y compris la vie elle-même. Nous sommes dans un cercle vicieux, dans un carcan qui limite notre champ d'action dont nous ne sortirons pas si nous ne nous arrêtons pas pour reconnaître que ce système mondial ne peut plus durer. C'est pourquoi nous devons le changer en essayant d'autres formes d'économie, de coexistence sociale, de pouvoir collectif, ce n'est qu'alors que nous pourrons voir l’aube d’un nouveau jour.
“Au complexe judiciaire nord de la ville de Quito, en soutien à Martha (nom protégé), pendant l’audience du procès contre ceux qui l’ont violée.” Septembre 2019
7. Que reste-t-il à faire aujourd’hui dans la lutte pour les droits des femmes ? Quelles sont les priorités selon vous ?
Protéger les droits que nous avons conquis. Entériner les processus historiques et les luttes que ces conquêtes ont signifiées, ainsi que les vies qui ont été perdues en chemin et à travers lesquelles nous nous sommes renforcé.e.s. La récupération de notre mémoire historique est fondamentale pour mettre en évidence les succès et les erreurs qui nous permettent de mieux voir, à la lumière du présent et du contexte historique, les alternatives et les chemins à suivre. Élargir et renforcer nos liens. Grâce aux nouveaux outils technologiques, nous pouvons rester connecté.e.s depuis des endroits éloignés de la planète. Chacune de nos luttes, aussi petites soient-elles, est une possibilité que nous ne pouvons pas nous permettre de perdre. Le retour d'expérience est donc fondamental dans le processus de recherche de nouvelles formes de résistance et de progrès ; nous sommes en guerre contre tout ce qui menace la dignité humaine. En outre, il faut parvenir à l'unité et à l'intégration de nos luttes, la coordination et l'articulation conjointe, qui sont la clé de la résistance collective. L’absence d’unité est notre plus grande faiblesse. Nous ne voyons pas plus loin que le bout de notre nez, notre mètre carré, sans réaliser que la force des autres est notre propre force et que notre victoire est aussi la leur. Si nous sommes du même côté et que nous nous battons contre le même ennemi, la mort, l'inégalité, la violence, la misère ; si nous sommes les délaissé.e.s, les victimes, pourquoi laissons-nous le poison de ce système et la concurrence, détruire nos relations ? Nous finissons par nous battre entre nous pour prouver et démontrer quelle proposition est la meilleure, qui a raison, qui a le plus accompli et ainsi nous noyons les possibilités.
“La réponse est le dialogue. Mais pour ce faire, nous devons le faire entre égaux.”
Nous nous épuisons et négligeons l'objectif, la lutte principale : la lutte anti-patriarcale, anti-coloniale et anti-raciste. Notre division est la force des groupes de pouvoir dans chacun de nos pays. Ce sont eux qui finissent par gagner et sortir plus forts de notre incapacité à travailler ensemble.
La réponse est le dialogue. Mais pour ce faire, nous devons le faire entre égaux. Si l'une des deux parties est en position de force, la possibilité de dialogue s'effondre, car il y a une partie défavorisée qui est contrainte au pouvoir de l'autre.
8. Quelle est la place de la société civile dans ces avancements à venir ?
Notre action est fondamentale parce que la transformation du monde dans lequel nous vivons n'est pas l'œuvre d'un.e président.e ou d'un.e dirigeant.e, mais d'une action consciente, organisée et mobilisée, de la société, des gens, de celles et ceux qui vivent et ressentent dans leur chair les outrages, l’exclusion et la discrimination. Cette violence est structurelle. Elle est dans la matrice même du système capitaliste et patriarcal, celui de la domination, de l'exploitation et de la dépossession.
Personnellement, je considère que parler d'un capitalisme à visage plus humain est en soi une contradiction. Ce système mortifère s'est développé grâce à l'assujettissement et à la domination de millions d'êtres humains. C’est ce qui a permis l'accumulation initiale de capital, puis a rendu possible sa concentration dans quelques mains, dans quelques pays, et le développement de l'industrie et du commerce avec lesquels, aujourd'hui, en recréant de nouvelles formes de domination, ils nous soumettent. C’est le néocolonialisme.
“Dans la ville de Puyo, en mars, avec less femmes défenseuses de la jungle amazonienne.” / Photo : Tania Maceria, 2018
Hier, comme aujourd'hui, la richesse de nos sols a été notre malédiction, que ce soit l'or, l'argent, le cuivre, le fer, l'étain, le charbon, le pétrole, le coltan, les diamants, les ressources agricoles, les ressources en bois, les sources d'eau ont toujours signifié pour nous le sang, la sueur, la faim et la souffrance. La concurrence mondiale des pays développés pour nos ressources naturelles est intimement liée à la criminalisation et au meurtre de milliers de défenseurs.euses de la nature au cours de la dernière décennie et la constante des gouvernements a été de "fermer les yeux" pour regarder ailleurs et laisser l'impunité régner au profit des entreprises et des transnationales ! Et bien sûr, le discours qu'on nous vend est que tout est en vue du progrès, du développement et de la redistribution des richesses pour tou.te.s mais, ici, la seule chose qui est distribuée, c'est la misère, la guerre et la faim. Nous, les femmes, nous sommes les plus pauvres des pauvres, des filles vendues, forcées à se marier ou à se prostituer pour survivre, des enfants recrutées dès l'âge de 6 ans pour travailler dans des mines qui ressemblent à des fourmilières où beaucoup suffoquent ou meurent écrasé.e.s (pour chaque kilo de coltan, un minéral essentiel à la fabrication de nos téléphones portables, deux enfants meurent au Congo) et celles et ceux qui résistent gagnent moins de 0,25 centimes par jour.
“Nous devons restaurer l'humanité perdue avant qu'il ne soit trop tard et que la planète ne finisse par se retourner contre nous comme cela se produit déjà.”
La richesse de quelques-un.e.s ne peut continuer à augmenter, grâce à l'oppression de celles et ceux d'entre nous qui produisent réellement la richesse avec leurs mains et leur travail ; notamment les “travailleuses invisibles”, qui soutiennent l’économie mondiale avec leur force productive et leur économie des soins. Tant que les femmes n'auront pas l'égalité des chances dans l'espace public où se déroule la vie professionnelle, sociale, politique et économique, nous ne pourrons pas parler de droits humains, d'une égalité qui ne cherche pas à homogénéiser mais à reconnaître la DIVERSITÉ des femmes et des hommes. Nous devons restaurer l'humanité perdue avant qu'il ne soit trop tard et que la planète ne finisse par se retourner contre nous comme cela se produit déjà : effet de serre, pluies acides, sources d'eau douce vitales pour la vie humaine qui se tarissent dans différentes parties de la planète, extinction d'espèces animales et des plantes uniques qui rompent l'équilibre des écosystèmes. Ce sera notre espèce qui disparaîtra, la terre en tant que telle restera, elle a survécu pendant des millions d'années. Ce sera l'ambition de quelques-un.e.s qui nous détruira tou.te.s. Mais celles et ceux qui détiennent le pouvoir sont aveugles et comme dirait la grande Violet Parra : "Regardez comme vous oubliez que vous êtes mortels". Ils oublient que le sang coule aussi dans leurs veines et qu'au bout du compte, la destruction des ressources de la planète les atteindra elles.eux aussi, leurs filles, leurs fils et leurs familles.
Questions par Carlotta Gradin
Traduction par Paola Serna et Carlotta Gradin, avec Lauren Stephan