Interview du Dr Denis Mukwege, Prix Nobel de la Paix 2018

 
Photo: UN Women/Ryan Brown

Photo: UN Women/Ryan Brown

 

En République démocratique du Congo (RDC), le professeur Denis Mukwege, Prix Nobel de la Paix 2018, est l’un des spécialistes mondiaux du traitement des mutilations génitales. Depuis 1999, il opère au sein de son hôpital à Panzi, à l'est de la RDC, où 55 000 femmes victimes de violences sexuelles ont été prises en charge et 45 000 femmes souffrant des pathologies gynécologiques telles que la fistule uro-génitale ont été opérées depuis cette date. 

Surnommé “l’homme qui répare les femmes”, il se bat aussi pour faire entendre la voix de ces femmes, au mépris du danger, et réclamer la justice et la fin de l’impunité des responsables des guerres, massacres et crimes qui ont jalonné l’histoire récente de son pays.

Il y a des choix que nous faisons aujourd’hui qui sauveront nos propres vies demain. Ce choix, c’est le choix de la réparation, c’est le choix de la justice, c’est le choix de la masculinité positive. Un monde sans violence est possible ! Un monde sans violence sexuelle et sexiste est à notre portée.
— Dr. Denis Mukwege

Qu’est-ce que la Fondation Panzi et quelle est sa mission?

Dr Denis Mukwege (DM) : La Fondation Panzi, créée le 12 juin 2008, a pour objectif de faire des femmes “des actrices à part entière dans une société où règne la cohésion sociale”. Sa mission est d’œuvrer à l’épanouissement intégral de la femme au travers d’une prise en charge psychologique, juridique et socio-économique complétant le traitement médical des femmes victimes des violences sexuelles. Ce travail s’inscrit dans la lignée des objectifs 3, 5 et 10 des Objectifs de Développement Durable, et  répond aux quatre défis suivants : 

  • La promotion des droits des femmes ; 

  • Le soutien et l’accompagnement des victimes de violences sexuelles ; 

  • La lutte contre les violences sexuelles, notamment le viol utilisé comme arme de guerre en RDC ; 

  • Le soutien des actions de l’Hôpital de Panzi.

Depuis la création de l’Hôpital de Panzi en 1999, près de 100 000 patientes, dont presque 55 000 survivantes de violences sexuelles et plus de 45 000 patientes souffrant de pathologies gynécologiques graves y ont été soignées. Grâce à nos 370 médecins, infirmièr.e.s et personnel de soutien qualifié.e.s et dévoué.e.s, près de 18 000 consultations sont effectuées chaque année à l'hôpital et dans ses cliniques de proximité en milieu rural. 

Quelle est votre approche dans la prise en compte et le traitement des victimes de violences sexuelles ? 

DM : Nous avons mis en place un programme holistique de prise en charge des Femmes Victimes des Violences Sexuelles (FVVS). Chaque femme collabore avec nos médecins, nos clinicien.ne.s et nos assistant.e.s sociales.aux pour créer un parcours de guérison physique et psychologique adapté. Suite à cela, si la victime est en mesure d’identifier son bourreau, la Fondation lui accorde une aide juridique. Enfin, à la sortie de l’hôpital, notre personnel propose une médiation et des conseils pour faciliter la réintégration de chacune. Une aide financière, sous forme de microcrédit, est également octroyée à la victime afin de lui permettre de créer une activité génératrice de revenu. Il faut briser les tabous et sortir des complexes de victimisation pour amener les femmes à devenir des actrices à part entière de la société. L’autonomisation et le leadership des femmes sont les seules armes pour transformer leur victimisation en victoire, la souffrance en force et en pouvoir pour retrouver le chemin de la dignité bafouée. 

Comment mettre fin à l'impunité et rétablir la justice pour les femmes et les filles victimes de violences sexuelles en RDC ?

DM : La justice revêt des vertus et une importance primordiale dans les sociétés post-conflit. Il faut relire Plutarque, Martin Luther King ou tout simplement l’article 7 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Ces divers dithyrambes de la justice n’ont jamais été aussi brûlants d’actualité en RDC. Tel est l’idéal et l’aspiration de cet énième combat pour la justice et sa légitimation, pour  contrôler la force qui se déchaîne depuis mars 1993 en RDC. Dans ce bourbier, la force et le pouvoir prévalent sur la justice puisque l’impunité subsiste. La justice transitionnelle que réclame le peuple congolais et que reconnaît la communauté internationale est un cri de détresse pour rendre aux victimes leur dignité et rétablir la vérité. Notre appel à la justice vise à conforter les victimes dans l’idée qu’elles ne sont pas indirectement coupables de leur situation. C’est aussi une marque de solidarité à l’envers des personnes et communautés congolaises bâillonnées et violentées. Au cas contraire, lorsque la justice n’entend pas la voix des victimes, il en résulte un fort sentiment d’impunité qui porte atteinte à la crédibilité de l’institution judiciaire. Les rancœurs indélébiles sont nourries pour devenir les germes d’éventuels conflits armés et guerres civiles. Le jugement et la condamnation des dignitaires et des militaires ayant ordonné et perpétré des exactions est un préalable et condition sine qua non à l’instauration d’une paix durable. 

Quelles suites donner au Rapport Mapping d’août 2010 concernant les violations les plus graves des droits des humains et du droit international humanitaire commises entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire de la République démocratique du Congo ?

DM : Les enquêteur.rice.s ont livré des rapports et des témoignages en listant et répertoriant 617 crimes contre l’humanité authentifiés par des juristes expert.e.s. Malgré ce rapport, la voix de la communauté internationale, des institutions régionales et internationales n’a jamais été aussi silencieuse. Face à ce cynisme, faut-il se résigner dans ce contexte de conflit barbare ? Certainement non ! Très rapidement, il nous a fallu poursuivre le combat ailleurs qu’au bloc opératoire, en demandant la justice pour dénoncer ces crimes et ce silence complice. Car, le problème, ce ne sont pas ces seigneurs de guerre sans foi ni lois qui commettent impunément les crimes, mais ces hommes et femmes devenus insensibles et indifférent.e.s face à la barbarie. Il n’y a aucune guerre qui vaille la peine d’être faite si ce n’est la guerre contre l’indifférence. Les violences sexuelles n’épargnent personne. Elles sont des archétypes des violences latentes qui affectent les femmes partout dans le monde en période de paix. 

Quel est le bilan de la Résolution 1325 du Conseil de Sécurité des Nations Unies ?

DM : Du jour au lendemain, les combats portés jusque-là seulement par les femmes ont connu un tournant avec la Résolution 1325. Les législations de plusieurs pays évoluent en matière des droits des femmes, sur leur participation au processus de paix et à la gestion de la chose publique, et avec les lois destinées à leur promotion, l'égalité des sexes et à punir les auteurs de violences sexuelles et sexistes, etc. Nous pouvons croire aux avancées apportées par la Résolution 1325 car, de mémoire d’homme, il n’y a jamais eu autant de gouvernements et de parlements paritaires dans le monde même si la courbe reste encore lente. Canada, Colombie, Costa Rica, Ethiopie, Nicaragua, Seychelles, France, Espagne et Suède sans oublier la Nouvelle-Zélande de Jacinda Ardern qui a formé un cabinet proche de la parité. Cette participation est encore plus significative au niveau des congrès et des parlements avec une moyenne de 24% de députées dans les parlements du monde entier. Le Costa Rica et l’actuel gouvernement espagnol pour ne citer que ceux-là, avec successivement 14 femmes sur 25 et 11 femmes sur 17 ministères, dénotent d’une volonté politique qui ne cesse d’émerveiller plus d’un.e. 

Cela dit, le bilan reste mitigé ! Malgré un progrès apparent affiché depuis quelques décennies, un très grand écart demeure entre la situation des hommes et celle des femmes. Tout porte à croire que les Objectifs de Développement Durable et la Résolution 1325 sont très liés. En 2013, l’ex-secrétaire général des Nations Unies, Ban-ki Moon l’a démontré en exprimant ses inquiétudes vis-à-vis de la réalisation des OMD. Ces dernières, on le comprend, concernent le recul des droits des femmes.

Les femmes continuent de représenter 70 % des pauvres dans le monde selon le Rapport d’ONU Femmes. Elles accomplissent 66 % du travail mondial, produisent 50 % de la nourriture mais ne perçoivent que 10 % des revenus et possèdent 1 % de la propriété (UNICEF). Ces statistiques et rapports des Nations Unies sur les droits des femmes révèlent un paradoxe. L’opinion publique considère l’égalité comme une réalité proche tandis que sur le terrain, dans le quotidien des femmes, elle demeure un horizon lointain.

Quelles préconisations pour une meilleure mise en œuvre ?

DM : Depuis des siècles, seules les femmes ont été la cheville ouvrière de ce combat qu’est l’égalité des sexes. Mais ce combat doit changer de camp. Il est temps que les hommes retroussent leurs manches et entrent dans l’arène. Je lance un appel aux hommes, aux garçons de la RDC et d’ailleurs. Au nom de notre responsabilité sociale, nous devons devenir des alliés clés pour l’égalité femmes-hommes.

Nous ne pouvons pas relever les défis de l’humanité sans la pleine participation des femmes, que ce soit la lutte contre la pauvreté, la prévention et la résolution des conflits ou le changement climatique. Il est temps de repenser nos modèles de société car le modèle patriarcal a montré ses propres limites et porte les germes de sa propre destruction. Les femmes sont l’avenir de l’humanité !  Il faut mettre fin au modèle de la masculinité dominante et faire  triompher la masculinité positive. Il y a des choix que nous faisons aujourd’hui qui sauveront nos propres vies demain. Ce choix, c’est le choix de la réparation, c’est le choix de la justice, c’est le choix de la masculinité positive. Un monde sans violence sexuelle et sexiste, sans discrimination raciale, religieuse est à notre portée. Engagez-vous dans cette lutte et donnez un sens à votre vie !

Propos recueillis par Sophie Pouget