Interview de Françoise Milewski, économiste

Si la pandémie de COVID-19 a fait plus de victimes chez les hommes que chez les femmes, la crise économique risque de peser lourdement sur l'emploi des femmes aggravant leur précarité et le renforcement des inégalités femmes-hommes au travail.

Françoise Milewski, économiste, pointe les enjeux d'une égalité professionnelle bousculée par la crise et appelle l'État à la vigilance et à la nécessité d'une politique globale, allant de l'éducation aux revalorisations professionnelles. Les crises, plus que des opportunités d'avancées des droits des femmes, sont généralement l'occasion de retour en arrière. 


Françoise Milewski est économiste à l'OFCE, (Observatoire Français des Conjonctures Economiques) au sein de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, et présidente du Conseil scientifique de PRESAGE, Programme de Recherche et d'Enseignement des SAvoirs sur le Genre de Sciences Po. 

Elle a été associée au CESE (Conseil économique, social et environnemental) et membre du Conseil supérieur de l'égalité professionnelle. Ses recherches portent sur les inégalités professionnelles, la précarité, le temps partiel et la fonction publique.


 
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1. Économiste spécialisée dans les inégalités professionnelles femmes-hommes, qu'est-ce qui vous a amené à investir ce thème de recherche ?

C'est un thème qui me tenait à cœur depuis pas mal de temps. J'ai eu la conviction qu'il s'agissait d'un sujet insuffisamment exploré et cantonné, en France au moins, à un petit nombre de personnes, alors qu'il s'agit d'un thème tout à fait majeur. D'une part pour documenter et décrire les inégalités entre les femmes et les hommes, à la fois dans ses fondements et ses mécanismes, et d'autre part parce que si on néglige les inégalités femmes-hommes et les discriminations dont les femmes font l'objet, on ne comprend pas grand-chose au fonctionnement de nos sociétés. Je travaillais auparavant sur la macroéconomie, en particulier de l'économie française, le marché du travail, les grands équilibres économiques, etc. J'ai acquis la conviction qu'une analyse neutre du point de vue du genre était somme toute partielle, voire fausse dans un certain nombre de cas. Ensuite, il s’est agi de faire reconnaître, avec d'autres bien sûr, ce champ de recherche comme un champ à part entière. On a alors construit le programme PRESAGE avec ma collègue Hélène Périvier à Sciences Po, pour obtenir cette reconnaissance. Ce champ de recherche reste encore aujourd'hui parfois considéré comme l'objet de quelques féministes travaillant dans leur coin, alors qu'il est essentiel pour comprendre le fonctionnement même de nos sociétés.


2. Au seuil de la crise, où en étions-nous des inégalités de genre dans la sphère du travail ?

Les inégalités dans la sphère du travail se sont recomposées. Certaines inégalités se sont réduites, d'autres ont persisté, et de nouvelles formes d'inégalités sont apparues.

Parmi les inégalités qui se sont réduites, on a bien sûr l’insertion croissante des femmes sur le marché du travail salarié. C'est un progrès, mais avec des caractéristiques de l'emploi qui témoignent de fortes discriminations. L'autre domaine où les inégalités se sont un peu réduites, c'est celui du chômage. Le taux de chômage des femmes et celui des hommes ont convergé, mais le sous-emploi des femmes s’est accru.

En revanche, il y a des inégalités qui persistent sans progrès notable, notamment les écarts des salaires et la non mixité des emplois.

Enfin, de nouvelles inégalités sont apparues, en particulier la précarité et la pauvreté fondées pour l'essentiel sur le développement du temps partiel. Un peu plus de 30 % des femmes sont à temps partiel contre seulement 6 % des hommes. Ce temps partiel est souvent associé à un emploi non qualifié, parfois instable, souvent avec des horaires atypiques dans le commerce, la distribution, l'entretien et le ménage par exemple, où les heures de travail sont dispersées dans la journée. Auparavant, la pauvreté était liée essentiellement au chômage, maintenant on peut avoir un emploi et être en situation de pauvreté. C'est particulièrement le cas des femmes qui sont à temps partiel et qui ont de faibles salaires horaires. On a remplacé le modèle ancien du ménage à un seul apporteur du revenu – Monsieur Gagnepain-Madame Aufoyer – par un modèle à double apporteur de revenus. Mais comme cela s'est fait sans mise en cause de la division sexuée traditionnelle des rôles sociaux, on l’a remplacé par le modèle Monsieur Gagnepain-Madame Gagnemoins, ce qui n'assure ni l'autonomie des femmes ni leur indépendance.


3. Quelles sont les conséquences de la crise sanitaire que nous traversons sur l'emploi des femmes ?

La crise a révélé au grand jour et exacerbé les inégalités entre les femmes et les hommes.

Elle a révélé la sous-valorisation des métiers majoritairement exercés par des femmes. On a découvert ce que nous chercheur.e.s décrivions depuis longtemps, à savoir que les métiers d'aides-soignantes, d’infirmières, d’auxiliaires de vie, d'aides à domicile, de caissières, etc. étaient mal payés, parfois exercés à des horaires atypiques, souvent éloignés du domicile, donc avec des conditions de travail difficiles, alors que socialement ce sont des métiers essentiels. Le grand public a découvert la contradiction entre la non reconnaissance salariale et l'utilité sociale primordiale. La crise a par ailleurs exacerbé les violences intrafamiliales, en particulier les violences conjugales, et les a amplifiées.

Enfin, avec le confinement, les tâches ménagères et parentales ont été accrues. Il y a fort à parier que tout ce qui a concerné l'organisation du confinement a plutôt reposé sur les femmes, comme semblent le montrer les premières enquêtes de l'INED et de Sciences Po, au prix d'une triple voire quadruple journée de travail. Or l'inégalité du partage des tâches au sein de la sphère privée est un obstacle majeur à l'égalité professionnelle. Cette inégalité s’est peu réduite ces dernières décennies : les femmes ont investi le marché du travail mais les hommes n'ont pas investi dans la même proportion la sphère privée, domestique et éducative.


4. A terme, quels risques fait peser la crise sur l'emploi des femmes ?

On s'est beaucoup interrogé sur le jour d’après, qui ne serait plus jamais comme le jour d'avant. Mais on voit bien que le risque existe que tout redevienne comme avant, en considérant que le plus urgent c'est la reprise de l'activité. Ce ne serait pas le moment de discuter des salaires, des stéréotypes et de l'éducation à l’égalité, ni de poursuivre les débuts de réflexion sur l’échelle des valeurs dans notre société.

L'autre argument est que l'État doit faire des économies budgétaires et les entreprises sont dans une situation financière difficile, alors évidemment la revalorisation salariale ou le reclassement des emplois majoritairement exercés par les femmes, cela peut attendre. Cela peut attendre un peu, beaucoup, et finalement on attend toujours...

On risque de considérer qu'il y a d’autres priorités : quelle préservation de l'emploi ? Quelle mondialisation ? Quelle globalisation financière ? Quelle prise en compte de l'écologie et de l'environnement ? Et l'emploi des jeunes sera plus important que l'emploi des femmes. Il y a tendance à toujours considérer les choses de façon catégorielle au lieu de se poser le problème du fonctionnement de nos sociétés. Comment une meilleure prise en compte de l'égalité entre les femmes et les hommes est une manière d’assurer plus justice dans nos sociétés dans leur ensemble ?

Obtenir que la crise permette d'ouvrir un débat sur une société plus égalitaire et qu'elle soit une opportunité pour changer les rôles sociaux des sexes, ce n'est pas gagné ! Une crise est toujours le moment où les droits des femmes et les acquis peuvent être complètement oubliés.


5. La crise sanitaire a mis la lumière sur des emplois peu valorisés  et pourtant essentiels à la bonne marche de la société comme la santé, le soin, les services à la personne, le nettoyage. Vous avez signé une tribune dans Le Monde pendant le premier confinement pour plaider en faveur d'une valorisation de ces métiers féminisés. Quelles actions doivent être menées par les politiques publiques et les entreprises ?

Les politiques publiques doivent valoriser les métiers mal payés. Si les métiers de soin, d'assistance et de services aux autres sont si mal payés, c'est parce les qualifications ne sont pas reconnues. C'est censé être inné chez les femmes ! Elles savent faire ça et du coup, ce n'est pas valorisé.

Il faut reconnaître leurs qualifications. Non par une prime ponctuelle pour un service exceptionnel rendu, mais comme une reconnaissance permanente des compétences.

Il faut redéfinir les grilles de salaires dans les entreprises. Elles sont le produit d'évolutions historiques. Les hommes travaillent majoritairement dans l'industrie où existe une longue histoire de construction des grilles salariales et de négociations patronat-syndicats. Dans les secteurs où travaillent en majorité des femmes – le tertiaire, où les emplois sont souvent plus atomisés – il n'y a pas tout ce passé de négociation. C'est pourquoi il faut maintenant construire des critères de classification sur des notions telles que, par exemple, l’autonomie ou les responsabilités exercées. Reconnaître les qualifications effectives, cela veut dire : à travail de valeur égale, salaire égal.

Il faut aussi réfléchir aux effets négatifs de la non mixité des métiers et donc combattre l’orientation professionnelle sexuée et les stéréotypes sur lesquels elle est fondée. Pourquoi y a-t-il des métiers majoritairement exercés par des femmes et d’autres par des hommes ? Pourquoi, à l'heure actuelle, les métiers de l'informatique sont-ils très majoritairement exercés par des hommes ? Ce n’est évidemment pas une question d'intelligence ! Or ce sont des métiers aujourd'hui très bien rémunérés.

L'écart des rémunérations entre les activités est trop important dans nos sociétés. Il faut réfléchir à l’utilité sociale des métiers, pas simplement au nombre d’années d'étude. Il faut s’interroger sur l’échelle des valeurs de la société que nous souhaitons.

6. Le plan de relance décidé par le gouvernement inclue-t-il des mesures spécifiques pour renforcer l'autonomisation des femmes et l'égalité professionnelle, notamment pour éviter la précarité et le décrochage professionnel ?

On ne trouve pas de mesures dédiées à l’égalité professionnelle dans le plan de relance. Il n'y a pas de mesures spécifiques concernant l'emploi des femmes, sauf un peu dans le secteur hospitalier et sanitaire, même si la revalorisation annoncée n'est finalement pas allée très loin.

Il serait important d'analyser pour toutes les politiques publiques – les différentes composantes du plan de relance en particulier –  quels sont les effets comparés pour les femmes et les hommes. Malheureusement ce n'est pas fait. Après la crise financière de 2008, on a constaté que le plan de relance de 2009-2010 avait favorisé les hommes parce que les mesures d’urgence ont été centrées sur l’industrie automobile où l'emploi est majoritairement masculin.

On pourrait aussi conditionner l’attribution des aides publiques aux entreprises au fait qu’elles respectent les règles en matière d’égalité professionnelle (c’est ce qu’on appelle l’éga-conditionnalité).

Il faudrait enfin s'interroger sur la redéfinition du rôle de l'État, notamment des services publics et des biens communs.

Je crois que l’objectif n’est pas de définir des mesures spécifiques pour favoriser l'emploi des femmes, mais plutôt de poser la question : quelles sont les mesures qui renforceraient l'égalité professionnelle ? La revalorisation des emplois d'aides-soignant.e.s, d'infirmières, de caissières, d'aides à domicile et de soins aux personnes vulnérables est un élément d'égalité professionnelle et de justice sociale. Il le sera d'autant plus à l'avenir que les emplois de proximité et d'aide à la personne, notamment des personnes âgées, sont un secteur fortement créateur d'emplois. Mais c’est aussi toute la politique d’égalité qu’il faut remettre à l’ordre du jour.


7. Sur le long terme, quels pourraient être les effets structurels si une politique volontariste en faveur du soutien de l'emploi des femmes et de l'égalité professionnelles n'était pas mise en place rapidement ?

La crise va exacerber les inégalités sociales dans notre société si on ne place pas les questions d'égalité au centre des politiques publiques. Il faut s’interroger sur la cohérence des politiques publiques. On ne doit pas seulement se demander comment soutenir des secteurs où l'emploi est majoritairement exercé par les femmes, mais questionner la formation et l'éducation pour éradiquer les violences intrafamiliales, pour qu'il y ait moins de stéréotypes et davantage de partage dans les tâches familiales, ce qui facilitera l'égalité professionnelle.

Il faut combattre les écarts de salaires, la manifestation la plus criante des inégalités professionnelles, mais également s'attaquer aux fondements de ces inégalités : comment se construit socialement une identité masculine et une identité féminine ? Il faut à la fois mener des politiques de court et de long terme, c’est-à-dire s’attaquer aux manifestations des inégalités et à leurs déterminants. Sinon on constatera toujours que les inégalités entre les femmes et les hommes se recomposent. Le danger à l'heure actuelle, et historiquement cela s’est toujours vérifié, c'est qu'il suffit d'une crise pour que les acquis soient mis en cause. Il n'y a pas d'acquis durables dans ce domaine.


Propos recueillis par Nathalie Cattaruzza